Le texte qui suit est extrait d'un article de Michel MOUZE paru dans le numéro 11 du journal "AERIAL" aux Editions Glénat presse.
80% environ des dix mille espèces d'oiseaux recensées dans le monde sont migratrices.
Chaque année, des centaines d'espèces d'oiseaux migrateurs éprouvent le besoin irrésistible d'aller sous d'autres cieux pour trouver un lieu plus accueillant, puis font le trajet du retour. Michel Mouze, qui étudie le comportement des oiseaux, nous entraîne à la découverte de ce phénomène extraordinaire. Choix de l'itinéraire, problème d'energie, d'orientation... autant de mystères qui dépassent les meilleurs pilotes.
Introduction
Pour certains, le problème c'était l'hiver. Dans leur pays, ils
avaient froid. Tout était gelé engourdi, mort, et ils ne trouvaient
plus rien à se mettre dans le bec. Pour d'autres c'était l'été,
le problème. Chez eux il faisait si chaud que tout devenait rôti,
desséché sous un soleil d'enfer, et ils étaient beaucoup
trop nombreux pour pouvoir tous manger à leur faim. Il fallait faire
quelque chose. Alors certains se dirent "puisqu'on a des ailes, pourquoi
ne pas aller voir ailleurs si la vie ne serait pas un peu moins dure ?"
Et ils se mirent en route...
C'est ainsi que certains oiseaux du nord prirent l'habitude de descendre passer
l'hiver dans des contrées plus chaudes où les insectes volaient
en toutes saisons, et où l'on pouvait continuer à pêcher
dans des étangs qui ne gelaient jamais. Le printemps revenu, ils étaient
tout contents de retourner chez eux, sur la terre de leurs ancêtres, pour
élever leur nichée.
C'est ainsi que d'autres, à l'inverse, quittèrent leur savane
originelle surpeuplée pour aller investir, beaucoup plus au nord, quel-qu'endroit
où le printemps-été-automne (qui ne durait là-haut
que deux mois) s'accompagnait d'une incroyable explosion de fleurs, de graines,
d'insectes et d'autres innombrables friandises. Des endroits si reculés
que personne ne profitait jamais de cette folle exubérance. Aussitôt
arrivés, ils se dépêchaient d'y élever leurs jeunes
avant de redescendre dans leur sud pour l'hiver. Des jeunes qui grandissaient
à vue d'il avec autant de nourriture.
En fait, ce résultat est l'aboutissement du travail sans état
d'âme du rouleau compresseur de la sélection naturelle. Dans chaque
espèce d'oiseau, certains individus sont plutôt portés sur
le voyage, d'autres moins. Comme partout. Dans les endroits où les hivers
sont très rigoureux, les "voyageurs", malgré tous les
dangers qui les guettent au cours de leur migration, ont davantage de chances
de survivre que leurs congénères plus casaniers. Et là
où les hivers sont plus doux, c'est l'inverse. Voilà pourquoi,
dans une même espèce, les proportions migrateurs/sédentaires
s'inversent du nord au sud.
Ces voyages migratoires sont tellement surprenants que pendant très longtemps,
personne ne voulut croire que des animaux aussi petits étaient capables
de tels exploits. Même des sommités scientifiques reconnues à
leur époque (comme Linné en Suède au XVIIe, siècle)
expliquaient doctement que, si l'on ne voyait plus voler d'hirondelles en hiver,
c'est tout simplement parce qu'elles étaient endormies dans la vase au
fond des mares et des étangs. Une opinion beaucoup plus crédible,
il faut le reconnaître, que d'imaginer que de si frêles créatures
puissent parcourir 4 ou 5 000 km vers le sud, et encore autant le printemps
suivant dans l'autre sens pour retrouver le même coin de fenêtre...
On n'en est plus là maintenant, bien sûr, grâce aux radars
qui espionnent les migrateurs à toute heure du jour et de la nuit, aux
mini-émetteurs radio, aux balises Argos. Grâce surtout à
tous ces passionnés qui les attendent aux points stratégiques
(cols
en montagne, détroits, lisières) qui les guettent, les observent,
les comptent, les répertorient, les capturent au filet, les baguent,
les mesurent et les pèsent avant... de les relâcher.
Cette possibilité qu'ont beaucoup d'oiseaux de migrer, ils la doivent
évidemment au vol. C'est en effet, chez les animaux comme chez nous,
le mode de déplacement le plus rapide et le moins gourmand en énergie.
De plus, contrairement aux migrateurs terrestres (bisons, rennes, éléphants)
ou aquatiques (baleines, thons, langoustes), les montagnes, déserts,
fleuves ou bras de mer ne représentent pas forcément pour les
volatiles des obstacles infranchissables. Toutes ces raisons expliquent que
c'est dans la classe des oiseaux que l'on rencontre la plus grande proportion
d'espèces migratrices. Et c'est vrai qu'à les regarder de près,
beaucoup de ces voyages sont tout simplement extraordinaires...
Records absolus
Extraordinaires d'abord par les distances parcourues. Beaucoup d'oiseaux, qui
ne pèsent parfois que quelques dizaines de grammes. parcourent ainsi
discrètement. chaque année, plusieurs milliers de kilomètres,
de jour ou de nuit, par-dessus des contrées immenses qu'ils ne connaissent
pas. De nombreux dangers les guettent: prédateurs affamés, obstacles
naturels ou un peu moins naturels (pylônes électriques, chasseurs),
conditions météo catastrophiques, impossibilité de se poser
(océans), absence d'abri ou de ravitaillement (déserts). Et encore,
ce ne sont là que quelques échantillons de tout ce qui attend
ces aventuriers emplumés...
Le record de vol sur la plus grande distance en non-stop est détenu par
le courlis de Tahiti. Cet oiseau de la taille d'un gros pigeon migre en plusieurs
étapes sur 10 000 km. La plus longue de ces étapes s'étire
sur 3 300 km sans aucune possibilité d'interruption, faute d'île
où se poser. Un trajet qui ne nécessite pas moins de 250 000 battements
d'aile en continu.
Pour les distances parcourues annuelle-ment, c'est la sterne arctique qui détient
la palme. Au milieu de l'été, après avoir profité
du jour continu qui règne au-delà du cercle polaire où
elle niche (Groenland ou Spitzberg) pour pêcher et nourrir sa couvée,
elle commence à descendre vers le sud. Après avoir suivi les côtes
de l'Europe et de l'Afrique pendant quatre mois, la famille arrive en Antarctique
pour y passer d'agréables fêtes de Noël. Elle profite des
24 heures de jour de l'été austral pour pêcher la friture,
puis elle entreprend son voyage de retour. Ainsi, la sterne arctique parcourt
environ 40 000 km par an (sans compter les détours). C'est sans doute
le seul animal au monde qui voit autant le soleil au cours de son existence.
Toutes proportions gardées, certains oiseaux mouches, gagnés eux
aussi par le virus des voyages, réalisent des performances tout aussi
extraordinaires. Ainsi le "colibri à gorge rubis", un oiseau
d'à peine six ou sept grammes qui passe l'été au Québec
et l'hiver en Amérique centrale, réussit-il à traverser
d'une traite le golfe du Mexique sur plus de 1 000 km en moins de 24 heures.
Enfin. en ce qui concerne les altitudes de vol, la plupart des oiseaux évoluent
entre 100 et 1 500 mètres, ce qui les rend quasi invisibles du sol. Certaines
oies d'Asie n 'hésitent pourtant pas à franchir la chaîne
de l'Himalaya en volant à plus de 9 000 mètres, réussissant
pour la plupart à surmonter tous les problèmes dus aux températures
extrêmes ( -40 à- 500C) et à la raréfaction de l'air
(portance diminuée, donc aussi moins de traînée, et beaucoup
moins d'oxygène pour la carburation).
En fait. au cours de tous ces voyages au long cours, les oiseaux ont à
résoudre deux problèmes majeurs : disposer de suffisamment de
carburant, et ne pas se perdre en route.
Problèmes d'énergie...
Pour les ressources nécessaires au vol, les solutions adoptées
sont multiples. L'idéal étant évidemment de pouvoir s'approvisionner
pendant le trajet. Les sternes arctiques pêchent tout au long de leur
périple, et certains petits insectivores (les fauvettes par exemple)
s'arrêtent de migrer le jour pour becqueter des pucerons, puis font une
courte sieste avant de reprendre leur voyage à la nuit tombée.
Mais beaucoup doivent se contenter des réserves embarquées. Pendant
les quelques semaines précédant leur départ, ces oiseaux
vont passer leurs journées à se goinfrer dans des proportions
gargantuesques et à faire de la graisse qu'ils stockent un peu partout,
sous leur peau ou autour de leurs viscères. La graisse est en effet la
solution idéale pour eux car, à poids égal, elle est 8
fois plus énergétique que le glycogène (le sucre). Certaines
fauvettes doublent ainsi leur poids et passent de 13 à 22 grammes. Ces
petites boules de graisse volantes ont alors une autonomie de vol de 95 heures
pour un voyage qui n'en nécessite que 85 dans les conditions normales,
ce qui leur donne une petite marge de sécurité. Quant au rendement
mécanique de ces mini-volatiles, il est tout simplement incroyable puisqu'un
oiseau-mouche n'a besoin, pour parcourir 1 000 km en vol battu, que d'un gramme
de graisse !
Mais pour d'autres oiseaux, les gros surtout, le plein de graisse emmagasiné
au départ ne suffit pas. Ils se trouvent contraints de faire une ou deux
escales de ravitaillement. C'est le cas des oies qui doivent se poser dans des
prés salés pour reconstituer leurs réserves en broutant
des végétaux.
Enfin, beaucoup économisent au maximum leur énergie
en pratiquant le plus possible le vol à voile, ne se décidant
à battre des ailes que lorsqu'ils ne peuvent faire autrement. Notamment
les
cigognes, les grues et de nombreux rapaces. On comprend maintenant pourquoi
ces migrateurs évitent le survol des zones sans ascendance et traversent
toujours les mers au niveau des détroits (Gibraltar, Bosphore). Mais
beaucoup d'adeptes exclusifs du vol moteur en font autant : souvent de petits
oiseaux qui se nourrissent d'insectes ou de graines au cours de leur migration,
et ne pourraient en trouver en pleine mer.
D'autres précautions, prises par beaucoup d'oiseaux, vont augmenter leurs
chances d'atteindre le but du voyage. Au cours des semaines précédant
leur migration, ils vont souvent renouveler leurs plumes, régénérant
ainsi leur efficacité optimale pour le vol. Nombreux aussi sont ceux
qui attendent, avant de se décider à partir, l'arrivée
d'une perturbation qui les poussera quelque temps par derrière et leur
fera économiser du carburant. Une fois partis, tous les oiseaux choisissent
l'allure de croisière la moins fatigante. Certains gros porteurs astucieux
trouvent alors très avantageux de voler en formation (en ligne ou en
V), chacun réduisant sa consommation de 20 à 30 % en s'appuyant
sur les vortex de son prédécesseur.
et de routage
Mais comment savoir où aller sans se perdre en route ? Vaste problème,
et là encore, beaucoup de questions en suspens... Pour certaines espèces,
la direction et le point d'arrivée sont des connaissances innées
que l'oiseau possède d'instinct, sans jamais les avoir apprises. C'est
le cas du jeune coucou qui a été élevé par une mère
adoptive - souvent un oiseau beaucoup plus petit que lui - et qui n'a jamais
été en contact avec un congénère. Cela ne l'empêchera
pas de partir tout seul en direction de l'Afrique où il passera son premier
hiver, et où il finira bien par découvrir à quoi ressemble...
un coucou.
De même certaines fauvettes, gardées en volière au moment
de leur départ en migration, montrent par leur agitation et le coin de
l'enclos vers lequel elles se dirigent, qu'elles connaissent instinctivement
leur trajet. Elles "savent" qu'il leur faut commencer par voler pendant
cinq semaines en direction du sud-ouest. puis changer de direction et continuer
vers le sud pendant six semaines. C'est ainsi qu'elles parcourent habituellement
l'Europe plein sud-ouest sans trop savoir pourquoi et finissent par se retrouver
à Gibraltar avant de prendre plein sud à travers le Sahara.
D'autres, par contre, doivent apprendre le trajet en accompagnant des anciens.
Voir ces films où de jeunes oies " impregnées" suivent
un ULM qu'elles prennent pour leur mère, découvrant ainsi la route
qu'elles suivront toute leur vie.
Boussole, sextant et chronomètre
Mais il ne suffit pas de savoir où aller, encore faut-il réussir
à suivie la route. D'où un autre problème bien difficile
à étudier: comment les oiseaux font-ils pour s'orienter ou pour
retrouver leur chemin lorsqu'ils s'égarent? Beaucoup, c'est sûr,
maintiennent leur direction de vol en se fiant à la position du soleil.
Mais comme celui-ci se déplace, cela suppose qu'ils sont capables de
faire l'indispensable correction à l'aide de leur horloge interne. La
capacité des oiseaux à percevoir la lumière polarisée
leur permet d'ailleurs de s'orienter même lorsque le soleil est caché,
à la condition toutefois qu'il y ait au moins une petite trouée
de ciel bleu quelque part au milieu des nuages.
D'autres, qui migrent pendant la nuit dans l'hémisphère nord,
s'orientent grâce à l'étoile polaire. Elle leur indique
la direction du pôle nord géographique. Mais comment font-ils pour
reconnaître cette étoile parmi toutes celles qui scintillent là-haut?
Rien de plus simple pour eux. Il leur suffit de pointer le bec en l'air et de
chercher la seule immobile : c'est elle. L'appareil visuel des oiseaux est en
effet capable de percevoir les mouvements ultralents des étoiles et de
les voir bouger en temps réel. Comme lorsqu'on regarde une photo du ciel
prise la nuit avec un long temps de pose, où chaque étoile s'est
transformée en un petit arc de cercle, sauf l'étoile polaire qui
est restée un point. Quant aux malchanceux qui vivent dans l'hémisphère
sud où n'existe pas d'équivalent à cette étoile
miraculeuse, il ne leur reste qu'à s'appuyer sur le déplacement
d'une étoile ou d'une constellation, comme d'autres le font avec le soleil.
A la condition. là encore, de savoir utiliser leur petite horloge portative.
Il ne fait aucun doute que les oiseaux perçoivent aussi le champ magnétique
terrestre. ils n'y parviennent pas à la manière de quelqu'un qui
aurait une boussole incorporée dans le crâne, comme on le croyait
il y a quelques années. On pense maintenant qu'ils "verraient"
littéralement - avec leur rétine - les lignes de force du champ
magnétique pointées vers le pôle magnétique le plus
proche. La direction et l'inclinaison plus ou moins prononcée de ces
lignes par rapport à l'horizontale leur permettraient de connaître
à la fois la direction et la proximité du pôle, donc théoriquement
la latitude.
Oiseaux renifleurs
Enfin, les oiseaux paraissent capables d'utiliser des sens qui restent pour
nous très mystérieux, comme, par exemple la perception des infrasons.
Ces très basses fréquences se propagent très loin de leur
lieu d'émission (passage du vent au-dessus d'une montagne, bruit des
vagues ou de la houle). Elles pourraient être entendues à plusieurs
centaines de kilomètres et utilisées comme direction de référence
par ces animaux. De même, bien que l'on ait longtemps affirmé l'absence
d'une olfaction développé chez la grande majorité des volatiles,
il semble que certains pigeons soient capables de reconnaître tel mélange
d'odeurs caractéristique de telle région et d'en tenir compte
pour retrouver le chemin de leur pigeonnier. Mais là encore, il reste
beaucoup d'incertitudes... Sans oublier bien sûr la mémoire visuelle
phénoménale de tous les oiseaux. Mais encore leur faut-il, pour
pouvoir s'en servir en migration, avoir déjà parcouru au moins
une fois le trajet dans un sens ou dans l'autre.
En fait, il est probable qu'un oiseau en voyage ne se contente pas de regarder
le soleil, ou la direction du pôle, ou de fouiller dans ses souvenirs
visuels, olfactifs ou ultrasonores. Il optimiserait ses chances d'atteindre
son but en intégrant ensemble le maximum d'informations qu'il peut récolter
à chaque instant. Comme on le voit, il reste encore bien des choses à
comprendre et à découvrir dans les multiples facettes de tous
ces voyages si communs, et pourtant si extraordinaires. Des migrations d'une
telle amplitude effectuées par de petits animaux ne sont rendues possibles,
bien sûr, que par la pratique du vol. Mais les oiseaux ne sont pas les
seuls à migrer par la voie des airs. Quelques espèces de chauves-souris
en font autant et réussissent des performances tout à fait respectables,
ainsi que quantité d'insectes (ce qui est beaucoup plus surprenant).
Bien sûr, ils ne font pas tous de grands périples, mais on connaît
de véritables migrations de libellules et même de... papillons.
Parmi ceux-ci. le plus extraordinaire est sans doute le "monarque",
un grand papillon multicolore qui, selon les populations, va des Rocheuses en
été à la côte californienne en hiver, ou du Québec
au Mexique. Plus surprenant encore : même si le voyage complet en "aller
et retour" se fait en un an, ce ne sont pas les mêmes individus qui
partent et qui reviennent, mais leurs enfants ou petits enfants.
Toutes ces bestioles n'ont pas fini de nous étonner. Surtout quand on
sait que, malgré toutes les prodigieuses capacités des oiseaux,
certains foulques d'Amérique, pourtant tout à fait capables de
voler, effectuent chaque année d'harassantes migrations de trois jours...
à pied.
Le vol en tandem du vautour fauve Leçon de nature A plumes déployées Techniques de chasse du faucon pèlerin |